Introduction
En août 1996, les autorités tanzaniennes ont expulsé de leurs maisons et de leurs lieux de travail une communauté de mineurs artisanaux installés dans la zone aurifère de Bulyanhulu pour permettre à une société minière canadienne, Sutton Resources, d'exploiter le gisement. Or, pas moins de 52 mineurs auraient été enterrés vivants lorsque la société minière a comblé les petits puits de mine, si l'on en croit les allégations qui, depuis ces événements, n'ont jamais cessé. En outre, les expulsions auraient été conduites de manière abrupte et brutale et auraient eu des conséquences économiques et sociales très graves pour les personnes touchées. La population déplacée de force - estimée entre 30,000 à 400 000 personnes - n'aurait jamais été indemnisée. La mine fut acquise par la compagnie canadienne Barrick Gold Corporation trois ans plus tard.
Plusieurs observateurs, notamment Amnistie Internationale, l'organisme LEAT (Lawyers Environmental Action Team), qui a son siège à Dar es-Salam, et, dernièrement, le juge tanzanien Mark Bomani, ont réclamé la tenue d'une enquête indépendante sur les événements d'août 1996. Jusqu'à présent, leurs appels n'ont reçu aucun écho et il n'y a jamais eu d'enquête indépendante sur les faits allégués.
Un groupe réunissant des organisations non gouvernementales nord-américaines et européennes qui ont suivi de près cette affaire, a décidé d'envoyer une équipe faire enquête en Tanzanie en mars dernier.
Cette mission avait pour objectif premier d'apporter des éclaircissements sur les événements d'août 1996, d'évaluer leur impact sur les populations touchées et de déterminer dans quelle mesure une enquête indépendante se justifiait.
Pour accomplir sa mission, l'équipe avait prévu : a) de visiter les villages autour de Bulyanhulu; b) d'entendre les témoignages des personnes touchées et de responsables locaux concernés; – ) d'étudier les conditions de vie dans la région et les conditions de travail dans les mines artisanales avoisinantes; d) d'interviewer des représentants de la mine et de visiter des projets de développement communautaire parrainés par la société minière dans la région.
Composition de la mission d'enquête:
Paula Butler | représentante de MinesAlertes Canada |
Steve Herz | Friends of the Earth - US, Washington |
Stephen Kerr | rédacteur du journal étudiant de l'Université de New York, The Atkinsonian, et collaborateur au journal étudiant de l'Université de Toronto, The Varsity |
Kathleen Mahoney | professeure de droit, Université de Calgary, et présidente du conseil d'administration de Droits et Démocratie, qui a son siège à Montréal |
Mattias Ylstra | producteur vidéo, mandaté par Both ENDS, des Pays-Bas |
L'organisme LEAT a apporté son assistance à l'équipe d'enquêteurs qui ont été accompagnés tout au long de leur mission par les avocats Vincent Shauri et Tundu Lissu.
Recommandations
1. Les membres de la mission internationale d'enquête envoyée à Bulyanhulu, en Tanzanie, du 23 au 31 mars 2002, ont conclu à l'unanimité qu'il était justifié, souhaitable et urgent de tenir une enquête indépendante, impartiale, transparente et approfondie sur les allégations d'expulsions massives, sans compensation, d'exploitants miniers et de mineurs, et de massacre de mineurs à Bulyanhulu durant l'été 1996.
2. Vu le rôle important joué par une société minière canadienne et par des représentants du gouvernement canadien en rapport avec la mine de Bulyanhulu, l'équipe demande instamment au gouvernement canadien d'appuyer l'appel en faveur d'une enquête publique indépendante, et d'offrir son entière coopération pour que les enquêteurs aient accès à tous les renseignements pertinents relatifs aux événements de 1996.
3. Des mesures devront être prévues pour assurer la protection de tous les témoins éventuels.
4. L'Agence multilatérale de garantie des investissements (AMGI) et la Société (canadienne) pour l'expansion des exportations (SEE), les deux institutions financières publiques qui ont assuré les opérations de la société minière, doivent se conformer à leur mandat d'organismes d'intérêt public en dévoilant les résultats des enquêtes qu'elles sont tenues de mener avec la diligence requise et qui pourraient éventuellement démontrer le bien-fondé des allégations.
5. Il faut que LEAT et les autres organismes tanzaniens qui enquêtent sur les allégations puissent poursuivre leurs efforts sans entrave et sans faire l'objet de harcèlement.
Même s'ils ne sont pas en mesure de à se prononcer sur la véracité des allégations, les membres de la mission en sont arrivés à ces recommandations à la lumière du traitement que leur ont réservé les autorités tanzaniennes et de leurs impressions quand ils ont interviewé des personnes ayant des points de vue différents sur la controverse entourant les événements de Bulyanhulu.
La police a empêché la mission d'interviewer, comme elle l'avait prévu, un grand nombre de mineurs et de personnes touchées dans la zone de Bulyanhulu, mais 15 personnes, pour la plupart des propriétaires de petits puits de mine, disant avoir souffert et souffrir encore des conséquences des événements de 1996, se sont arrangées pour venir nous rencontrer et raconter ce qu'elles avaient vécu. Presque toutes ces personnes ont dit avoir été des témoins oculaires de certains événements, et certaines ont dit avoir perdu des êtres chers lorsque la société minière a, selon leurs allégations, comblé l'entrée des puits au bulldozer avec l'aide des autorités tanzaniennes.
Nous avons été impressionnés par l'intensité et le sérieux des témoignages sur les expulsions forcées, la violence et la brutalité de la police et des agents de la société minière, ainsi que par l'abondance de détails et les risques qu'ont pris les résidents de Bulyanhulu en venant nous parler, sans compter le fait que 250 autres personnes ont attendu pendant plusieurs heures notre arrivée à Bulyanhulu.
Les membres de la mission estiment que ces facteurs donnent du poids aux allégations.
L'entretien que trois des membres de la mission ont eu avec l'ancien juge et procureur général de Tanzanie, Mark Bomani, qui a suivi attentivement l'affaire depuis 1996 et qui, lui aussi, réclame la tenue d'une enquête complète et impartiale sur les faits allégués, a également pesé dans la balance.
Les membres de la mission ont également eu l'occasion de parler avec les avocats de LEAT, Vincent Shauri et Tundu Lissu, de l'affaire et de leur interprétation des faits, de leurs expériences depuis qu'ils s'occupent de ce dossier, ainsi que de leurs rapports avec les autorités tanzaniennes. Les membres de la mission ont été impressionnés par l'expertise et les connaissances des avocats, ainsi que par leur dévouement et leur intérêt indéfectible pour ce dossier. Il semble que les avocats aient dû travailler en dépit des énormes contraintes imposées par les autorités, et qu'ils ont même fait l'objet de menaces.
Les membres de la mission on en outre eu l'occasion de voir la police régionale de Mwanza à l'uvre à la pension de famille où ils résidaient, et de s'entretenir brièvement avec le commandant Elia Kihengu, de Mwanza, lorsqu'il est venu à la pension leur ordonner de rentrer à Dar es-Salam. L'une des membres de la mission, la professeure Kathleen Mahoney, a eu l'occasion de parler avec M. Rajabu, de l'Unité d'enquêtes criminelles à Dar es-Salam. Le 27 mars, les policiers ont eu envers nous une attitude intimidante qui nous donnait l'impression que nous étions sous surveillance et que nous pouvions être arrêtés.
La couverture médiatique qu'a reçue notre visite dans les journaux de Dar es-Salam nous a également impressionnés. Il convient ici de noter que le gouvernement y a été pour quelque chose car il a convoqué au moins une conférence de presse pour accuser les membres de la mission de contrevenir à la législation tanzanienne relative aux autorisations et aux visas. Ces accusations n'avaient aucun fondement factuel ou juridique.
C'est donc la combinaison de ces différents événements, expériences, conversations et impressions qui a amené la mission internationale à conclure qu'une enquête publique approfondie, transparente et impartiale s'imposait de toute urgence de manière à calmer les tensions et faire la lumière sur les allégations. Le rapport qui suit décrit plus en détail la conduite de la mission.
Chronologie des événements
18 mars 2002
Vincent Shauri et Tundu Lissu, de LEAT, rencontrent le superintendant en chef de la police, Lucas Kusima, et le commissaire adjoint King'wai, qui relèvent tous les deux du bureau du Directeur des enquêtes criminelles (DEC) au quartier général de la police à Dar es-Salam. Messieurs Kusima et King'wai leur conseillent d'envoyer une lettre officielle au DEC pour l'informer de la visite de la mission et pour en aviser les autorités régionales et de district à Shinyanga et Kahama, ce qui a été fait.
Le président de Droits et Démocratie, Warren Allmand, écrit au Haut-Commissariat tanzanien à Ottawa pour l'informer de la visite de la mission, en indiquant que celle-ci avait pour but d'enquêter sur les allégations de déplacement forcé à la mine de Bulyanhulu.
19 mars 2002
L'équipe de LEAT écrit au DEC pour l'informer de l'arrivée de la mission d'enquête, dont elle décrit l'objet en ces termes : « rencontrer les membres de LEAT et visiter Bulyanhulu et d'autres zones du district de Kahama pour rencontrer des membres des communautés déplacées de force des mines de Bulyanhulu en août 1996. » LEAT précise dans cette lettre que les membres de la mission comptent s'entretenir avec toute personne détenant des renseignements pertinents sur les faits et les circonstances des événements survenus à Bulyanhulu en 1996, y compris des policiers ayant participé à l'opération d'expulsion ou enquêté sur les allégations de massacre de mineurs artisanaux. LEAT demande au DEC d'autoriser tout agent de ses services détenant des informations à ce sujet à rencontrer les membres de la mission. Il envoie copie de cette lettre par télécopieur au commissaire régional à Shinyanga et au commissaire de district à Kamaha.
23 mars 2002
Steven Herz, Mattias Ylstra et Stephen Kerr arrivent à Dar-es-Salam. Le lundi 24 mars, ils rencontrent les représentants de LEAT à leur bureau de Dar-es-Salam et s'entretiennent avec un journaliste qui était présent le lendemain du présumé massacre. Ils rencontrent des journalistes locaux qui veulent en savoir plus sur la mission d'enquête. Le 25 mars, Kathleen Mahoney et Paula Butler arrivent à Dar es-Salam.
25 mars 2002
Le DEC répond par écrit à la lettre du 19 mars de LEAT. Pour ce qui est d'autoriser ses agents à se faire interviewer par les membres de la mission, il déclare « qu'en aucune manière, les forces de police ne peuvent participer ou collaborer à cette mission dans la mesure où nous (la police) n'avons reçu à cet effet aucun avis officiel du Procureur général [qui] est la seule personne habilitée à autoriser une telle participation. »
26 mars 2002
L'équipe au complet, accompagnée de l'avocat Vincent Shauri, de LEAT, prend l'avion jusqu'à Mwanza et se rend ensuite par la route (et par traversier) jusqu'à Geita, une petite ville située à une heure de Bulyanhulu. Nous arrivons à la pension de famille de Geita vers 17h30 et décidons qu'il est trop tard pour se rendre jusqu'à Bulyanhulu, même si 250 personnes, pensant que nous allions arriver en début d'après-midi, nous y attendent.
Peu de temps après notre arrivée, un policier vient remettre à Lissu une lettre du commandant de la police régionale de Mwanza, Elia Kihengu, nous informant qu'il a reçu des instructions du Directeur des enquêtes criminelles à Dar es-Salam qui lui ordonne : 1) de nous interdire l'accès à Bulyanhulu; 2) de nous informer que nous n'avons pas reçu l'autorisation requise pour remplir notre mission; 3) de nous ordonner de rentrer immédiatement à Dar es-Salam pour obtenir (ou essayer d'obtenir) l'autorisation officielle du procureur général.
Plus tard, au cours de la soirée, nous apprenons que la police armée a érigé un barrage sur la route qui mène à Bulyanhulu et qu'un grand nombre de policiers ont été déployés dans les villages environnants.
27 mars 2002
Nous essayons de régler le problème en téléphonant à des représentants des autorités. Tundu Lissu entre en contact avec le commissaire de la police régionale à Mwanza et avec le DEC, qui tous deux insistent pour que nous retournions à Dar es-Salam solliciter une autorisation auprès du procureur général. Mais Vincent Shauri, de LEAT, s'entretient avec le procureur général adjoint, qui lui apprend qu'aucune autorité juridique n'accorde au procureur général le pouvoir d'émettre le genre d'autorisation dont parle le DEC. Nous entrons également en contact avec des fonctionnaires du Haut- Commissariat canadien et de l'ambassade américaine, qui confirment qu'en général, la Tanzanie n'impose aucune restriction sur les déplacements des étrangers détenteurs de visas.
Lissu prend contact avec des membres des communautés touchées pour les inviter à venir nous rencontrer à Geita. Une délégation de 15 personnes arrive en minibus à la pension de famille vers 13h00.
Après une demi-heure consacrée aux présentations et aux formalités, nous nous divisons en deux groupes pour entendre chaque personne livrer son témoignage. La plupart des entretiens sont enregistrés sur bande magnétique et sur vidéo.
À la fin de l'après-midi, vers 17h30, l'agent de la police locale et celui de la police régionale de Mwanza, accompagnés de deux autres policiers armés, arrivent à la pension. Lissu et Shauri négocient avec eux en privé durant quelque 45 minutes. Mais comme les ordres émanent du DEC à Dar es-Salam, qui refuse toujours de reconsidérer sa décision, nous devons accepter de rentrer dans la capitale dès le lendemain.
Après le départ des policiers (à 19h00), nous accompagnons la délégation de Bulyanhulu jusqu'au barrage routier où sont postés quatre policiers armés. Les gens de Bulyanhulu sont obligés de s'identifier. Hésitant à voyager de nuit, ils choisissent de dormir à Geita et de rentrer chez eux le lendemain.
Nous rentrons à la pension et interviewons trois membres du groupe qui n'avaient pas eu l'occasion de livrer leur témoignage durant l'après-midi.
28 mars, 2002
Nous quittons Geita de bonne heure pour nous rendre à Mwanza, où nous prenons brièvement contact avec un ancien travailleur de la Kahama Mining Corporation, qui avait vidéographié certains des événements survenus à Bulyanhulu en août 1996 au moment des expulsions et des opérations de comblement des puits. Nous prenons ensuite l'avion pour rentrer à Dar es-Salam.
Le ministre de l'Intérieur, Mohamed Seif Khatib, explique en conférence de presse que la mission s'est vu refuser l'accès à Bulyanhulu parce qu'elle n'avait pas reçu l'autorisation des autorités tanzaniennes de faire enquête sur les événements de Bulyanhulu et parce que ses membres avaient décrit sous un faux jour leurs activités en remplissant leurs formulaires de demande de visa.
29 mars 2002
À 9h00, nous rencontrons dans les locaux du Haut Commissariat canadien Jeffrey McLaren, premier secrétaire du Haut-Commissariat canadien, et Jack Twiss Quarles van Ufford, premier secrétaire de l'ambassade des Pays-Bas. Ils nous apprennent que la veille, le Haut-Commissaire canadien, l'ambassadeur des États-Unis et l'ambassadeur des Pays-Bas ont été convoqués pour rencontrer séparément le Secrétaire permanent par intérim du ministère des Affaires étrangères et de la Coopération internationale et être informés des raisons justifiant les mesures prises par les autorités tanzaniennes à l'endroit de notre mission. Ils nous font également part de leurs observations sur les politiques entourant l'affaire de Bulyanhulu et expliquent de quelle manière elles s'inscrivent dans le climat politique qui règne en Tanzanie.
Kathleen Mahoney, Mattias Ylstra et Paula Butler rencontrent le juge Mark Bomani à son bureau. M. Bomani est un personnage très respecté en Tanzanie; ancien Procureur général, il a été conseiller de Nelson Mandela lors des pourparlers de paix au Burundi. Il se dit gêné par la façon dont nous a traités la police, réitère son opinion quant à la nécessité de conduire une enquête indépendante et discute avec nous de la composition et de la portée éventuelles d'une telle commission d'enquête.
Par l'entremise de Droits et Démocratie, l'équipe publie une déclaration commune au Canada pour réclamer la tenue d'une enquête publique sur les événements survenus à Bulyanhulu en 1996 et demander que des mesures soient prises pour que l'équipe de LEAT puisse poursuivre son travail sans se faire harceler par les autorités.
30 mars 2002
La mission quitte la Tanzanie.